Mouad Aboulhana (né à Tanger en 1989) se définit dans sa pratique comme un “pop street artiste marocain”, en rapport aux influences marquées qui traversent chacune de ses créations artistiques.
J’ai eu la chance de le rencontrer pendant sa résidence à Paris avec le collectif d’artistes Curry Vavart, au sein duquel je me suis portée membre référente de la fresque tournante du Shakirail. Nous avons travaillé ensemble sur l’une de ses premières œuvres murales à Paris, issue d’une série artistique intitulée “Les Motards de Marrakech”.
Aujourd’hui, au-delà de l’admiration que je lui porte, et de cet article que je lui dédie, c’est devenu mon ami. Mouad Aboulhana est une personne discrète, généreuse et talentueuse.
Peut-être que son nom vous parle si vous suivez l’actualité street-art : en 2021, il a fait l’objet de plusieurs articles dans la presse à propos d’une oeuvre censurée par les autorités tangéroises. Alors qu’il réalisait une fresque de l’illustre photographe franco-marocaine Leila Alaoui, il a été sommé d’effacer les yeux de son portrait. Devant le refus d’obtempérer de Mouad, ces mêmes autorités ont vandalisé son travail. Dans l’interview qui suit, nous avons entrepris de questionner Mouad sur sa perception de la scène artistique au Maroc et son évolution.
Extraits de notre interview
Entretien à trois voix, dans la bibliothèque du Shakirail, confortablement installés sur d’anciens fauteuils de théâtre, Mouad Aboulhana, Vale, membre du collectif, et moi.
Genèse de la carrière artistique de Mouad Aboulhana
Clara – Peux-tu nous parler de ton parcours ?
Mouad – Depuis mon enfance, j’ai toujours eu envie de dessiner. A l’école primaire, je n’étais pas très douée et j’ai fini par découvrir que j’étais dyslexique. Naturellement, j’ai plutôt développé des compétences manuelles. C’était ma manière de communiquer avec le monde. Mes parents l’ont bien compris et ils m’ont soutenu jusque dans la liberté de choisir ce que je voulais étudier. Et c’est plutôt rare, au Maroc, que les parents acceptent que son enfant continue ses études dans l’art.
Mon père était commerçant, je ne suis pas issue d’une famille très riche. Je suis l’aîné d’une fratrie de trois et dans ce contexte, il fallait toujours avoir en tête ceci : comment subvenir aux moyens de la famille. Ceci étant dit, j’ai fait de l’art au lycée, et puis après mon baccalauréat, la question s’est posée de faire les Beaux-Arts. Mais, pour les raisons que je viens d’énoncer, j’ai poursuivi en arts appliqués puis dans l’enseignement avec une formation au centre pédagogique régional de Tanger. Ce qui me garantissait de trouver un emploi, par la suite.
Clara – Donc un parcours plutôt autodidacte, non? Avec un mode de communication plus évident pour toi à travers l’art et l’image que par le langage ou l’écriture.
Vale – Parce que je pense que c’est une forme de langage aussi, mais qui se veut beaucoup plus pictural et beaucoup plus aussi intrinsèque.
Clara – A partir de là, comment est-ce que tu as réussi à développer ta carrière d’artiste ? Est-ce qu’aujourd’hui, tu parviens à en vivre pleinement ?
Mouad – Alors donc, j’ai choisi d’être professeur d’art. Ce n’était pas mon rêve, mais qu’est ce qui m’a motivé ? Manger, acheter du matériel, me déplacer, rencontrer des gens, côtoyer le milieu de l’art. Après onze ans d’expérience dans le secteur éducatif, enseignant à mi-temps en parallèle du développement carrière artistique, j’ai décidé de sortir de ma zone de confort.
Après six ans de travail, j’ai commencé à gagner un peu ma vie grâce à mes œuvres. Et chaque année, je me disais que j’allais arrêter d’enseigner pour m’y consacrer à plein temps. Et récemment, c’est ce que j’ai fait, notamment grâce aux encouragements de mes amis mais surtout au soutien de ma femme qui m’a poussé à me dédier pleinement à ma carrière.
Vale – Et typiquement, est ce que tu disais qu’après six ans, on a commencé à gagner aussi un peu ta vie grâce à l’art? Au travers de quoi? Au travers de commandes artistiques, plutôt public pour l’espace urbain? Des commandes privées? Des collectionneurs ?
Mouad – Exactement. C’est assez compliqué, au Maroc, d’être représenté comme artiste, jeune artiste surtout. Mais grâce aux réseaux sociaux, j’ai partagé mes travaux et j’ai obtenu des commandes, des invitations, des collaborations.
Clara – De toi même, tu as réussi à penser à lancer une carrière artistique.
Vale – Puis à te faire un réseau.
Mouad – Oui. Maintenant, j’ai tout arrêté pour me consacrer uniquement à l’art.
Clara – Et de là, qu’est-ce qui t’a mené à peindre dans la rue ? Est-ce que c’était une évidence pour toi, ou bien une étape supplémentaire ?
Mouad – J’ai commencé à peindre des tableaux dans mon atelier. J’ai rencontré des galeristes et des personnes du milieu artistique. Je n’ai pas perçu beaucoup d’intérêt de leur part. Au lieu de rester les bras croisés, je suis sorti dans la rue pour montrer mon travail. Mes créations sont issues du pop-art. C’est un art populaire, comme le street-art. Je veux contribuer à démocratiser l’art. Je fais de l’art pour tout le monde. C’est devenu une sorte de petite révolution dans ma tête à cette période, contre le monopole des galeries d’art.
Approche de la scène street-art au Maroc
Clara – Est-ce que tu as directement commencé à peindre dans un cadre légal ?
Mouad – Non, sans autorisation. Au début, j’ai peint des fresques à Tanger, la nuit, et puis j’ai obtenu des commandes de bailleurs et d’institutions.
Clara – Ce que justement je trouve intéressant d’aborder, c’est celui de ton ancrage géographique. Tu as grandi à Tanger, c’est là que tu as commencé à produire avant de diffuser ton travail plus largement dans d’autres villes du Maroc. Comment est-ce que tu considères la scène street-art au Maroc ?
Mouad – C’est très différent, selon les régions. Au Maroc, il y des villes plus favorables que d’autres à l’intégration et au développement du street-art. A Rabat, Casablanca et Marrakech, ils ont bien compris que le street-art contribue à une identité et à un certain rayonnement de la ville. A Tanger, ils sont davantage portés sur la valorisation de la Médina et des monuments historiques.
Lorsque j’y ai entrepris la fresque du portrait de la photographe Leila Alaoui à Tanger, les autorités sont venues m’arrêter même si j’ai eu des autorisations. Alors, je me suis exprimé sur les réseaux sociaux pour m’indigner : pourquoi est-ce qu’à Casablanca et à Marrakech, on observe de nombreuses fresques et même des portraits. Comment se fait-il qu’à Tanger, ce soit plus compliqué ?
Clara – Du coup tu définis comme du pop street-art, un mélange d’influences entre le pop art et le street-art. Comment es-tu parvenu à ce cheminement artistique ?
Mouad – En arts appliqués, on a beaucoup étudié les arts graphiques avec des outils tels que l’infographie ou la technologie digitale. Un jour, un ami tunisien m’a conseillé de chercher de l’inspiration dans ce qui fait l’essence de ma culture et de mon identité, à savoir les traditions et les symboles du patrimoine marocain. Souvent, j’ai l’impression que les Marocains ne valorisent pas suffisamment leur culture, ils s’intéressent davantage à ce qui est produit à l’international. Alors, j’ai pris en considération ce conseil dans mes réflexions et j’ai eu envie de revenir aux fondamentaux de notre histoire et de notre identité. Et de les moderniser avec ma technique. J’ai tout simplement choisi de revisiter cette culture traditionnelle à notre modernité actuelle.
Ça fait un peu partie de la “mission” que je me suis imposée en tant qu’artiste : revaloriser et promouvoir la création artistique marocaine. Encourager les marocains à percevoir leur valeur, se réapproprier leur culture et ne plus se dévaloriser par rapport au reste de la scène internationale.
J’aime bien représenter le Maroc dans ce que je fais et raccrocher notre culture à ce qui est produit à l’international. Et comme je disais, j’ai senti, à une période, que les jeunes et les gens du milieu culturel s’attachent à être originaux en allant puiser plutôt à l’international et dans d’autres pays. Maintenant je perçois que de plus en plus d’artistes marocains parviennent à développer de bons projets, notamment grâce à la confiance des institutions et de la population.
Pop culture & culture marocaine
Clara – Je voudrais qu’on discute un peu plus en détail des sujets que tu traites dans ton travail.
Mouad – Je m’inspire énormément de la Pop Culture et notamment des portraits d’Andy Warhol. J’ai reproduis des personnalités célèbres telles que Madonna ou Nelson Mandela. Je les ai habillées en tenues traditionnelles marocaines ou encore, j’y ai ajouté des symboles relatifs à nos traditions. Cela me permet de faire dialoguer une imagerie plus dominante de la culture internationale, américaine notamment et celle de la culture marocaine.
En parallèle, je représente également pas mal de véhicules. J’aime beaucoup les voitures anciennes, les pièces en métal et tout cet aspect mécanique. Actuellement, je décline une série d’œuvres cristallisées sous la forme d’un projet artistique intitulé : les Motards de Marrakech.
En cherchant de l’inspiration, je suis parti à Marrakech. J’ai pris beaucoup de photographies et j’ai finalement j’ai été frappée par le nombre de motards qui parcouraient la ville et l’effervescence urbaine à laquelle ils participaient dans le paysage. Un paysage purement marocain.
Les Motards de Marrakech, au Shakirail
En Novembre 2021, j’ai eu l’honneur de produire et d’assister Mouad Aboulhana dans la réalisation d’une fresque sur le portail du Shakirail, un tiers-lieu artistique du 18ème arrondissement, géré par le collectif Curry-Vavart dont je suis membre depuis un peu plus d’un an. Ce site accueille de nombreux ateliers artistiques et pluridisciplinaires et cultive une ouverture sur le quartier grâce à une programmation d’événements culturels divers et variés.
L’œuvre de Mouad Aboulhana devrait rester visible au moins jusqu’au printemps 2023. Il s’agit d’un travail issu d’une série d’œuvres intitulées les Motards de Marrakech. En choisissant de décliner des portraits d’inconnus campés sur leurs scooters, Mouad rend hommage à une composante paysagiste propre à celle que l’on surnomme la “ville rouge”. Ses sujets en mouvement se rapportent à l’effervescence continue et à ses habitants. C’est une manière d’exporter symboliquement les fragments de son pays et de les faire dialoguer physiquement avec l’environnement urbain d’autres lieux.
Sur cette oeuvre spécifique, Mouad a représenté 3 sujets (de gauche à droite) :
- Une famille de 5 membres, roulant à toute allure vers leur destin ;
- Une femme seule, en hommage à la femme marocaine, libre et indépendante ;
- Deux hommes, en référence à la jeunesse et aux loisirs.
En arrière-plan, on retrouve le fameux zellige que Mouad a réactualisé dans un style plutôt pop-art. A ce style, le noir et blanc et l’absence de couleur sont une contrainte inédite à laquelle Mouad a dû se conformer pour ne pas déroger à l’essence de sa pratique, habituellement composée de teintes vives.
Retrouvez la fresque de Mouad Aboulhana au 72 rue Riquet, dans le 18ème arrondissement de Paris.
Une co-production Invisible Walls & Curry Vavart.
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