La Petite Ceinture, par Thomas Jorion, photographe de ruines et de patrimoines abandonnés.

Thomas Jorion – Petite ceinture et Piscine Molitor, des ruines sublimées par le photographe

Photographe et artiste de référence, Thomas Jorion capture la beauté des ruines et des patrimoines oubliés. Sur la terrasse d’un café au bord du canal de l’Ourcq, on a balayé ses souvenirs de jeunesse et on a discuté de son expérience vandale, inhérente à sa démarche d’urbex.

De ses premières explorations urbaines jusqu’à l’affirmation de sa carrière artistique, on a voulu connaître les détails de deux de ses projets qui nous ont tout particulièrement marqués : La Ligne Oubliée et la Piscine Molitor.

Focus de la série La Ligne Oubliée, la Petite Ceinture est une ancienne ligne de chemin de fer qui entoure Paris. Elle mesure 32 kilomètres et desservait au XXe siècle une trentaine de gares. Aujourd’hui désaffectée, les gares sont réhabilitées en lieux culturels et la ligne est devenue une promenade.

A Paris également, dans le 16e arrondissement, la Piscine Molitor qui était la fois une piscine et un sublime bâtiment Art déco. Fermée en 1989, elle est inscrite au titre des monuments historiques en 1990 mais abandonnée, elle s’est transformée en un haut lieu du graffiti vandale parisien jusqu’aux années 2000. Le lieu a finalement été restauré en 2014 en hôtel de luxe.

Pour cette interview, nous nous sommes associées avec la jeune plateforme Artenders. Média d’art contemporain investi dans la promotion d’artistes français et dans la consolidation d’un réseau de professionnels et de passionnés. Pour découvrir leur portrait vidéo de Thomas Jorion, c’est ici !

Pour ma part, j’ai découvert le travail de Thomas Jorion pendant mon stage au Centre des monuments nationaux l’année dernière, lorsque je coordonnais une exposition au château François Ier de Villers-Cotterêts. Avant restauration, Thomas Jorion était venu immortaliser l’intérieur de ce patrimoine de la Renaissance pour témoigner de son histoire tumultueuse et de l’héritage patrimonial qu’il représente.

Je suis ravie d’avoir pu le rencontrer à nouveau dans le cadre d’Invisible Walls pour cette interview passionnante. Bonne lecture 😊

La Piscine Molitor, par Thomas Jorion, photographe de ruines et de patrimoines abandonnés.
La Piscine Molitor – © Thomas Jorion (2011-2014)

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  1. Pourquoi est-ce que tu photographies des ruines ?

C’est arrivé par hasard. J’ai grandi dans le Val-de-Marne, à Champigny-sur-Marne, et à l’époque j’avais une certaine passion pour les films du type Indiana Jones ou les Goonies. Je m’étais fait des copains dans cet univers-là et on aimait bien aller après l’école ou à la pause-déjeuner dans un garage abandonné à côté du collège. On se faisait un peu peur, on fumait des cigarettes… Et finalement, c’est quelque chose qui a perduré. On a fait des recherches dans la région, en allant même à la mairie, au service des cartes pour voir s’il y avait d’autres bâtiments ou zones désaffectées dans le secteur. Et puis on a grandi. Après le bac j’ai fait du droit sans grande passion et j’ai acheté un appareil photo. Spontanément j’ai eu envie de photographier les ruines. Il y avait je pense une volonté de les sauvegarder, parce que j’avais le sentiment de photographier des bâtiments qui allaient s’effondrer ou s’endommager.
On ne parlait pas d’urbex à cette époque-là. Aujourd’hui, c’est un terme pratique.

  1. Quelles ont été tes premières explorations ?

On s’ennuyait beaucoup, on n’avait pas les jeux vidéo, internet. On allait donc souvent dans le garage abandonné à côté du collège, sur les bords de Marne. L’architecture en elle-même n’était pas très intéressante mais c’était chouette d’y monter. Je me rappelle qu’on pouvait escalader jusqu’au toit en passant dans un trou avec une corde. Ça, c’était sympa ! Et plus près de chez moi, il y avait une maison du début XIXe. Il y avait un petit kiosque et une marquise à l’entrée, et un escalier en bois qui montait dans les étages. Ça, c’était plus fort parce que c’était un intérieur résidentiel.
Voilà les deux premiers endroits que j’ai explorés très jeune. Par la suite, j’ai déménagé en Seine-et-Marne et j’ai exploré des châteaux. Celui de Lesigny par exemple, et le château de Malnoue, du côté de Pontault-Combault.

  1. Comment est-ce que tu choisis les lieux que tu photographies ?

Au début c’était photographier des ruines pour des ruines. D’un entrepôt, par exemple celui des douanes qui est à Pantin, jusqu’à La Petite Ceinture en passant par la Belgique, des usines, des maisons, ou des villas en Italie. C’était quelque chose qui ne se faisait pas vraiment dans la photographie.
À un moment, j’ai pris conscience qu’il fallait organiser ça en séries ou en thématiques. Il fallait coudre ça avec l’histoire. Je pense que l’exemple le plus important était cette série sur les vestiges de l’Empire colonial français que j’ai photographié de 2013 à 2016 : Vestiges d’Empire. C’était intéressant de revenir sur ces traces du passé. Quand le colonisateur construit un abattoir à Casablanca, il fait quelque chose qui va rester dans le temps par un style architectural, par le fait que tout d’un coup c’est l’Europe qui construit au Maghreb.

  1. Quel est ton rapport avec le street art ?

J’étais au collège dans les années 1988-89. C’était le début du rap, de la culture hip-hop en France, et j’avais des copains qui commençaient à faire des tags dans la rue. C’était chouette !

Tu as essayé ?

Pas beaucoup et pourtant c’est quelque chose que j’aime bien, qui me touche, qui me parle !

Et évidemment, les ruines sont des lieux d’expression pratiques. Je pense que dans un premier temps ça m’a gêné parce que j’aimais bien le côté immaculé des ruines. Mais ça dépend des contextes. Je prends l’exemple de la Petite Ceinture, je trouve que c’est un élément [le graffiti] qui apporte beaucoup. J’aime énormément retrouver ça dans certains endroits.

Je me souviens par exemple de l’usine Sudac d’air comprimé dans le 13ème, vers la porte d’Ivry, sur les bords de seine. Aujourd’hui c’est une école d’architecture [École Nationale Supérieur d’Architecture Paris Val-de Marne – ENSAPVS] mais à l’époque, quand c’était une ruine c’était une cathédrale de tags. C’était vraiment mortel dans ce lieu industriel ! Ça, ça me plaisait !

Est-ce qu’il y a des artistes ou des œuvres de street art qui t’ont marqué ?

Je pense à l’artiste André à l’époque où tout d’un coup les mecs ont commencé à développer une autre forme et à se démarquer parce que je pense que ça reste actuel. On cherche toujours à se démarquer par un nom, un lettrage ou par un positionnement.

  1. A quel point ta pratique est vandale ? Et quelle est la part de tes projets commissionnés ?

90 ou 95% de ce que je fais est sans autorisation parce que c’est trop compliqué d’avoir des autorisations. Il faut identifier un propriétaire, expliquer sa démarche, et puis il y a les questions d’assurances aussi… Maintenant, commençant à être connu on m’a proposé des commissions, souvent des cartes blanches qui sont un état des lieux avant transformation. Par exemple le château de Villers-Cotterêts, dans un tel état de délabrement qu’il aurait très bien pu être photographié comme de l’urbex.

Est-ce que tu es attiré par le côté vandale ?

C’est évident, ça n’a rien à voir ! L’adrénaline fait que tu as une acuité qui est vraiment décuplée et que tu vas à l’essentiel. J’ai même parfois du mal à faire le même rythme d’image quand c’est commissionné. Pour moi, c’est évident de faire ça en mode vandale. J’ai accès à des lieux où je n’aurais jamais accès d’une autre manière.

Artenders : ce qui me touche dans tes productions c’est qu’on ne voit jamais l’homme mais on le sent toujours. Peut-être que justement, avec cette autorisation, il y a une place de l’homme qui est différente parce que le lieu n’est plus abandonné au final. De la même manière, le street art vient perturber cet abandon dans tes peintures… Tes photos pardon ! C’est marrant que je dise peinture parce que certaines en ont vraiment l’air !

Très souvent les gens ont l’impression de voir des peintures ! Je pense que c’est le fait d’utiliser le négatif-couleur, les grands plans-films que j’utilise dans la chambre et puis le tirage sur papier fine art un peu coton qui donne vraiment cette impression.

Le graffiti tout d’un coup va ôter le côté immaculé. On va moins facilement voyager dans le lieu, dans l’image parce qu’il y a une forme d’appropriation. Ça ramène tout d’un coup à une actualité.

  1. J’aimerais discuter d’un de tes premiers projets : la Petite Ceinture. Pourquoi as-tu eu envie de l’explorer ?

Je l’ai découvert très tôt avec ce même groupe d’amis quand on cherchait un accès aux catacombes. Le cousin d’un copain nous avait dit qu’il y avait un accès dans le sud de Paris, depuis une voie ferrée désaffectée. On n’avait pas de GPS, pas d’internet et c’est quand même une ligne qui fait plus de 30 km. Elle est un peu cachée par endroits, en tunnel ou en hauteur, donc on ne l’a pas trouvée directement. On a fini par trouver un accès plus au nord, vers Porte de Clichy. J’ai retrouvé les photos que j’avais faite à l’époque en argentique, les tunnels à cette époque-là étaient encore éclairés. C’était la fin du trafic ferroviaire [1996] mais ça paraissait encore hyperactif donc nous on s’attendait à tout moment à tomber sur un train, ou rencontrer des gens… on était vraiment au maximum de l’adrénaline.

Ensuite le hasard a fait que j’y suis retourné plusieurs fois. J’ai emménagé dans le 19e arrondissement au début des années 2000 et j’ai commencé à explorer toute cette partie-là. Je me mettais de plus en plus à la photographie à ce moment-là et je testais des appareils dans ces zones désaffectées. J’avais le sentiment que c’était un univers qui allait changer, évoluer ou disparaître. Je l’aime énormément telle qu’elle est aujourd’hui : abandonnée, sauvage et taguée. C’est un des rares endroits où tu n’entends plus le bruit de la ville. Il y a un vrai dépaysement temporel.

La Petite Ceinture, par Thomas Jorion, photographe de ruines et de patrimoines abandonnés.
La Ligne Oubliée – © Thomas Jorion (2012)
  1. Est-ce que tu peux nous raconter ton expérience à la Piscine Molitor ?

Je l’avais découvert en allant visiter les serres d’Auteuil, un autre endroit désaffecté moins connu. Au loin j’avais vu un bâtiment complètement graffé et taggué. C’était la piscine Molitor mais elle était complètement fermée. Et puis, j’ai trouvé un copain pour qu’on y aille ensemble, vers 2010. Pour y accéder il fallait un peu s’organiser. On est arrivés de nuit à 5h du matin avec une échelle sur la voiture. On est monté par le toit, on est rentrés et on a attendu que le jour se lève pour faire des photos. Et on s’est aperçus qu’il y avait quelqu’un. On a cru que c’était un gardien mais en fait c’était un artiste qui vivait là. Il permettait de réguler un peu le lieu. C’était une période où c’était un peu plus organisé. Avant ça, je crois que c’était grand ouvert et beaucoup de street-artistes y sont allés.
Donc j’y suis d’abord allé à l’arrache en mode vandale de nuit, et deux ans après j’ai pu y retourner de façon officielle pour faire un état des lieux avant transformation. Là, j’avais les clés du lieu pour moi tout seul. L’artiste qui gardait le lieu était parti.

Aujourd’hui, c’est devenu un hôtel palace. Ils ont dû démolir 90% du bâtiment pour le reconstruire à l’identique, ce qui leur permet de continuer à relayer l’histoire.

La Piscine Molitor, par Thomas Jorion, photographe de ruines et de patrimoines abandonnés.
La Piscine Molitor – © Thomas Jorion (2011-2014)
  1. Est-ce qu’il y a d’autres lieux abandonnés à Paris ou dans le Grand Paris que tu n’as pas exploré ou dans lesquels tu aimerais retourner ?

Je ne connais pas tout et il y a toujours des petits lieux qui s’ouvrent, des immeubles, des usines… Par exemple, en ce moment il y a une usine dans le sud de Paris en cours de démantèlement. Et puis, je continue d’aller sur la Petite Ceinture de temps en temps. J’y suis allé il n’y a même pas un mois. Ce qui me plaît avec la Petite Ceinture c’est qu’à toutes les époques de ma carrière elle m’a toujours apporté de nouvelles choses. Quand j’ai eu envie de photographier de l’architecture, il y avait des choses à y trouver.  Si je cherchais de l’humain, il y a des gens qui y habitent. C’est ça que j’aime beaucoup dans cette Petite Ceinture et qui va petit à petit disparaître. C’est un lieu de liberté où on peut aller faire ce qu’on veut. D’ailleurs, tu me demandais si j’étais allé tagguer : je m’étais essayé au pochoir, j’avais oublié ! À un moment j’ai eu envie de pochoir, je me suis baladé sur la petite ceinture de nuit et j’ai fait des pochoirs !


Comme d’habitude, on vous propose quelques ressources supplémentaires pour approfondir le sujet :

– Le site internet de Thomas Jorion pour découvrir l’exhaustivité de son travail

The Forgotten Line, un article en anglais sur la Petite Ceinture pour un média d’architecture et d’urbansime

Molitor, Ceci n’est pas une pisicine, Ludovic Roubaudi & Thomas Jorion (2019) : un ouvrage retraçant l’histoire de la piscine Molitor avec les photographes de Thomas Jorion. En français et en anglais.

Bonus : un article sur ce même ouvrage ici.

« Molitor, une plongée dans l’art urbain » : un article sur le graff à la piscine Molitor

– Une vidéo-portrait YouTube qui présente le projet de Thomas Jorion, Vestiges d’Empire.

– Une petite vidéo dans laquelle on suit Thomas Jorion sur la Petite Ceinture

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Propos recueillis par Invisible Walls, avec la collaboration de Artenders.

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